Un paquet de thé, c’est presque rien, n’est-ce pas ?
Ce paquet de thé contient pour moi tellement.
A Casablanca, quand je passais tout l’été chez mes grands-parents siciliens, ce thé me fascinait. Il me faisait complètement rêver. Les couleurs, le carton, l’évocation du voyage, le calme.
L’intérieur de leur grande maison était paisible et bienveillant. On y parlait français, arabe, italien et sicilien. Tout était chaleureux. Ceux qui connaissent le Maroc savent. Mais dès que tu sortais, il fallait se mettre en alerte, faire attention aux pavés disjoints, à l’air étouffant, aux odeurs déguisées en gants de boxe qui t’aplatissent ou te révèlent, aux voitures vrombissantes, aux scooters et aux mendiants.
Je ne sais pas aujourd’hui mais à l’époque il y en avait beaucoup dans les rues. Gueules cassées, estropiés, épuisés. Et c’était pour moi incompréhensible qu’un même humain soit là et que moi je puisse aller faire la sieste, jouer avec mes cousins et me régaler de cornes de gazelle dans une grande maison fraîche.
Dans son enfance, ma mère et sa famille vivait dans une pièce. Puis à force de travail dit la légende, cette grande maison fraîche, cette masse de confort et de privilèges.
Une fin d’été, j’ai emporté ce paquet de thé chez moi à Paris. C’est aujourd’hui tout ce qu’il me reste de ce lieu, de cette partie de mon enfance qui m’a tant marquée. Juste ça. C’est ma madeleine à moi.
Ce thé vaut de l’or. Par lui je reconstruis des ruines. Par lui je fais revivre les morts. Par lui je maintiens ma concentration sur mon besoin profond de justice sociale.
Hier, j’étais invitée à présenter Lytefire à un groupe d’ingénieurs d’Helsinki. Étant très introvertie, j’évite généralement ces événements mais là j’étais la seule dispo. Et j’étais plutôt contente d’y aller.
Quand je suis entrée dans la pièce, mon sang s’est glacé car il n’y avait là que des hommes blancs.
J’ai respiré, j’ai présenté, dans la joie et la bonne humeur, et j’ai reçu bien évidemment l’éternel scepticisme des Experts en Énergie avec leur cortège de questions piégeuses déconnectées de la réalité des personnes pour qui Lytefire a été créé. En bonus, la suggestion de mieux nous faire connaître sur... Pinterest (merci monsieur, je n’y avais pas pensée parce que des milliers de followers et près de 200 articles parlent déjà de ce four solaire).
Aucune curiosité réelle. Pas de débat. Pas de bienveillance. Et j’ai pu, une fois encore, passer pour une illuminée. Pendant quelques instants, j’ai touché là un point de solitude inouïe. Un chevalier blanc tout de même à essayer de m’aider, ce qui n’a fait qu’empirer les choses, le message passé à la meute étant que je pouvais décidément pas me défendre seule.
Je pensais à Rébecca Solnit et son ouvrage indispensable, "Ces hommes qui m’expliquent la vie".
Je pensais à cette maladie du jugement et de vouloir avoir raison tout le temps qui, dans mon expérience, atteint 100% des ingénieurs, y compris les alternatifs (pas tous, évidemment). L’ADN de l’ingénieur, c’est de résoudre des problèmes avec efficacité et dans la maîtrise des budgets. A elles et eux les routes, ponts, barrages, centrales, et autres. Les nouveaux ingénieurs, souvent, imaginent repenser tout cela mais sans jamais vraiment oser repenser le système dont ces réalisations sont l’expression.
Repenser s’associe souvent à de la frontalité. On a peu l’habitude encore. Sauf que non. Repenser c’est inviter la créativité, la coopération et l’audace à la table pour oser ENFIN concevoir différemment de A à Z.
Dans mon pays de Simplicitude, sans repenser à fond on reste dans l’impasse. On peut repeindre autant qu’on voudra, ça reste une impasse.
Car dans ces problèmes structurels que les ingénieurs pensent résoudre (et qu’ils résolvent parfois évidemment), il y a des gens. C’est-à-dire des réalités éminemment variables dont on voit bien maintenant qu’elles ne peuvent s’adapter à la standardisation autant qu’à l’hyper-centralisation sans causer des dommages graves. Du coup, comment allons-nous faire pour tous ces gens qui ne rentrent pas dans les techno-cases ? Au regard de l’urgence mondiale, c’est à mes yeux la seule question.
Alors oui, messieurs, Lytefire ne peut pas TOUT résoudre. Et oui, ça n’est pas pour tout le monde, pas pour tous les pays, ni mêmes toutes les régions... Ils n’écoutaient plus et ma voix s’est perdue dans mon émotion.
Après cet événement, seule dans mon bureau, j’ai lâché la pression et j’ai pleuré ma tristesse de tous ces jugements. J’ai pleuré pour moi, parce que moi aussi j’en ai eu des jugements et c’est une veille de chaque jour de m’en affranchir. J’ai pleuré ça, et la dureté de la meute bien sûr.
Quelqu’un a toqué à ma porte. C’était l’organisateur. Il venait s’excuser. Il venait me dire qu’il avait vu ce qui s’était passé et qu’il était tellement désolé. Il s’est assis. Il a partagé des expériences proches qu’il a pu vivre dans d’autres contextes. Il a fait écho à sa façon afin que je me sente comprise et soutenue. Il m’a dit "Vous verrez, dans 10 ans vous serez indiscutables, ce que vous faites est trop génial." J’ai soudain pensé que j’aimerais lui offrir une tasse de thé. J’ai repensé à ce paquet de thé et à toute l’humanité de ces morceaux d’enfance. Je ne suis propriétaire de rien, la vie et les épreuves ont passées et ce paquet, c’est tout ce qu’il me reste de cet endroit. Ce thé, il est fort ancien mais il a des qualités dont on peut parler.
Ne désespérons pas de l’humanité. Elle est bien là avec son bon cœur.
"L’espoir est notre seul chemin" comme disait si justement Bolewa Sabourin dans un de ses posts récents.