Pour avancer, il faut dégager la route, tout passer au tamis. Y compris le respect. Y compris la culture. Y compris les monuments.
Je l’ai donc laissé dans une bibliothèque. Dans le placard qui fonctionne comme une boîte à livres , où l’on peut abandonner des livres à une autre vie que la mienne - ce si beau titre pour ce si pâle roman, mais bref.
Je n’avais à priori aucune raison de l’abandonner. Je me suis construite dans le respect (voire parfois le culte) du livre, de l’écrit. Les livres sont des trésors et il faut les garder. Je viens de familles à éducation très modérée où les livres étaient rares, précieux, j’ai eu la chance d’étudier, la littérature entre autres, d’écrire des livres, donc chut, silence, respect des monuments.
Les livres sont si présents dans ma vie qu’ils furent longtemps mes plus proches amis. C’est même mon unique patrimoine. On les lit, on les aligne, on y pioche, on relit les meilleurs, on les offre, on les prête, on passe le chiffon, on se surprend parfois à ne plus s’y retrouver, à se demander pourquoi on avait tellement aimé ça, bref, comme en amour.
C’est parce que les livres sont de l’amour dans sa tentative de se fixer et de dépasser l’oubli. Les livres sont l’amour du partage, de la transmission, ils sont l’’élan d’ouvrir un chemin de pensée, de narration ou de divertissement. Faciles, prévisibles, austères ou ardus, ils nous rassemblent par la langue commune, la même avec laquelle on fabrique des idées de droite comme de gauche.
Les livres sont également un moyen de gagner de l’argent et tant mieux.
Sauf que dans le monde des monuments "facile", "argent" et "chiffon" sont des mots qui font taches. Il y a une élite. Il y a une ligne, une élégance, un goût qu’il est absolument indispensable de partager et de revendiquer. Il y a un entre-soi.
Je m’interroge depuis longtemps sur le bon goût et j’y reviendrai.
En l’abandonnant, j’ai commis une faute de goût. C’est un monument de la littérature française et j’avais supplié mon pauvre papa de me l’offrir tout entier à la Librairie du Pont Traversé qui n’existe plus depuis, parce que je voulais moi aussi mes 65 cm d’étagère de La Recherche, parue à la NRF entre 1919 et 1927, en 16 volumes.
Sauf que, j’ai eu beau essayer, la fresque nostalgique me tombe des mains. Ce minuscule entre soi tout de tentures, de regrets, de phrases à la construction virtuose j’en conviens, ce labyrinthe artistique figé sur les nombrils galants, ambitieux ou ennuyés m’ennuie.
Je conserve "Les plaisirs et les jours", un petit volume qui suffit à goûter son style sans y perdre une année mais je sais qu’il partira lui aussi. A moins que je ne me garde une pointe de snobisme pour la soif.
Alors bien sûr, comme dans le développement personnel, les sectes et le New Age, "je n’ai rien compris", "ce n’était pas le bon moment pour moi", et tout et tout.
Mais non. Proust m’ennuie et je n’ai vraiment pas de temps à perdre.