Santiago de Cuba
L’avion (anciennement de la l’aéroflotte russe) se pose vers 2h du matin. Je voudrais repartir. Jamais je n’ai eu si peu envie d’être quelque part, en tout cas pas comme ça, pas pour ça. Képis des douanes, batterie de question et taxi vers la ville dans une voiture si petite que je me demande comment le géant – un ancien vétérinaire - qui la conduit arrive à y rentrer. Vitres noires, pas de ceintures, on nous pousse pour démarrer... des freins ? Le géant s’en extrait devant la porte de mon logis, tandis que j’encaisse la chaleur étouffante et moite de la nuit. Une chambre immense, très propre et sans fenêtre m’attend chez Sureya. Comme partout, moins c’est riche d’argent plus c’est humain et simple, plus ça sourit. Je découvre le lendemain le mur parlant du salon de sa voisine, Tereza.
Haschisch de mi dolor, ven a mi boca !
Ou plus bas
El amor nunca muere de hambre casi siempre de indigestion.
Je sors : mon calepin à la main, mon attirail de rédactrice dans la besace, il est onze heures du matin et la chaleur plombe la ville envahie de bruits et d’odeurs de benzines mélangées à je ne sais quoi, embargo oblige. Qu’est-ce que je fais là ? Je ne parle même pas un mot d’espagnol... Espérons que l’italien suffise... Dans les rues, de très beaux corps à prendre pour touristes – tristesse de cette offre facile. Peaux de cuivre brillantes avec un voile de sueur uniforme, dorée. Est-ce possible ? Un seul peuple avec tellement de traits et de couleurs ? Toujours, ces nuages noirs des carburants improbables, ce bruit, les cocotaxis pétaradants, sorte de virgules jaunes à roulettes, et soudain d’énormes volutes blanches qui sortent de toutes les maisons : c’est le jour de la désinfection. La musique et l’alcool pour emporter tout cela. L’énergie et l’indolence. L’Afrique est bien là, à la racine. La gorge me pique, les yeux brûlent, envie de boire, de fumer, de sombrer.
¿Se puede vivir sin amor ?
Je pense à un tableau dans le salon de Sureya, une copie d’Andrea del Sarto, un saint Jean-Baptiste au regard dur qui serre une poignée de dollars. Dans un carton, un pregonero propose des parts d’un gâteau à la crème décoré de volutes roses. Dans les négoces, sur les étals il n’y a pratiquement rien. Tout est sale, en ruines, bricolé, c’est terrible. Dans mon pays je suis « presque » pauvre, sur le fil de la précarité, ici je suis millionnaire.
Qu’est-ce que je fais là ? Comme ça ? Pour ça ? J’avance, j’avance, n’osant m’arrêter nulle part et soudain je passe des nuages à l’égout où je tombe, ma jambe s’enfonce dans le cloaque qui semble sans fin mais je ne peux m’inquiéter, ni me plaindre, ni rien, seulement me relever, avancer, constater que, zut, ça saigne, lâcher prise et laisser entrer la langue espagnole plus loin en moi.
Les Cubains ne sont pas chez eux : indésirables à peu près partout où moi je peux aller et moi, cantonnée aux lieux touristiques – c’est-à-dire là où on trouve presque tout. Un pays pile et face.
La pauvreté, le manque, la chasse permanente au kilo de farine ou au bidon d’huile c’est une chose. Je l’ai déjà vu ailleurs. Et la débrouillardise aussi. Mais là, ce couvercle d’interdictions génère un climat étouffant. Aucun système actuel ne permet à personne de devenir ce qu’il est mais ici le manque de tout en interdit même le rêve secret.
Le soleil créé une odeur de pauvreté qui disparaît dans les quartiers chics de la ville avec un sens étonnant de la topographie. Dans des bureaux d’où les ordinateurs sont absents, les ventilateurs s’essoufflent et la pénombre est rythmée par le bruit des machines à écrire.
Je fais le compte-rendu de musées sans histoire – je veux dire une histoire si récente au regard de la nôtre ou, disons, inscrite ailleurs. Ce mouvement de chaleur, de ralenti, de chaleur dans laquelle s’engouffrent le vacarme, la foule, la crasse, la circulation, le bruit.
Luchar con audacia, inteligencia y realismo.
Les slogans rythment les pensées autant que le paysage. Ici, tout le monde n’a pas la colère dominante. Huilermo, malgré tout, ne voudrait pas vivre ailleurs. Parce qu’il est architecte, il rêve à deux choses : Rome et Venise. Puis rentrer. En attendant, il travaille dans une usine de conserves (de quoi ?) et en attendant son salaire il accepte de faire le chauffeur pour moi. Va donc interroger le karma ici où rien n’est jamais définitif !
Dans les mains tout semble gris : le riz, la farine du pain, la pâte des gâteaux, la chair fondante des boniatos. Seuls les paysages et les gens sont naturellement fardés, il y a comme une tenue ici, une tenue des corps, peu d’infirmes, peu de mendiants, des gens très éduqués, sains mais pour tous ces gens il n’y a juste rien.
Je ne sais pas où me situer ni comment les aborder, c’est si différent de mes voyages personnels : l’argent de cette mission me permet d’entrer partout et tout acheter créé automatiquement une différence, me situe de facto malgré moi. Chute de mes dernières illusions, je n’aurais jamais du venir, même pour l’argent.
Pourquoi est-ce que les peuples qui ne manquent de rien perdent tout humanité, toute chaleur vraie ? Les yeux des hommes, des Blancs, vieux et jeunes, braqués sur les épidermes de miel ou d’ébène qui leur jouent l’amour. C’est à vomir. Et quoi d’autre – à part un désespoir et une colère de voir de si belles jeunesses se vendre et tout cela qui ne sert à rien !
Sureya ce matin me fait goûter le sapóté – accentué fort sur le ó et le é. Fruit à la peau de coco et la chair d’avocat, un peu plus fibreuse. Couleur d’un beau rouge gras, épais. Très peu sucré mais savoureux. Évidemment l’époque des fruits de miel et autres avocats c’est l’été et, contrairement à l’Europe, quand il n’y a pas dans la nature, il n’y a pas. Donc pas de mangues.
De la suie sort des pots d’échappements.
Et des cheminées de la baie.
Envie de rentrer – aucun goût pour cet exotisme.
Partout à Santiago la musique est partout et... Sin musica non es vida... Ce rythme monotone et fluide de la salsa te soulève instantanément du poids de la réalité. C’est une chose très forte et très belle de Santiago Ces réponses détendues des corps à l’appel de la vie, très lisibles dans la marche, la drague, la danse, partout.
Les verts ici sont très chargés en jaunes (et peu en bleu, contrairement aux verts d’Europe). J’ai hâte de quitter la ville. Plus on voyage, plus on voit que l’humanité est une, les différences légères, voire secondaires, et les supériorités réellement inexistantes.
J’aime les objets affreux de santeria, ils sont honnêtes avec tous nos aspects mauvais, tordus, défaits – ce qui mène le monde encore pour longtemps ?
Épuisement des gens sur les routes : leur attente infinie des bus.
Tereza très rock n’roll sous les étoiles de ce bar clandestin où Cubains et étrangers peuvent aller ensemble. Elle veut tellement quitter l’île. Comment lui refuser ce que je devinais depuis le début, cette urgence de liberté ? En été, Tereza n’a pas une minute à elle et quand il y a des touristes c’est terrible. Elle a changé 5 ou 6 fois de métier. Les touristes chez elle, ça prend du temps, le ménage, la cuisine, tout. Toujours dérangée – elle n’est bien que quand elle peint, écrit, compose. Pas d’espace. Une chambre à soi. Du temps pour soi. Comme tant d’autres femmes dans le monde.
Arman tout à l’heure me dit qu’il met deux réveils le matin : le premier pour maudire Dieu, le second pour le remercier.
Grand luxe avec ces pastel como a luna, petit gâteau rond un peu salé fourré de marmelade de fraises qu’on déguste en se léchant les doigts.
Pendant la Période Spéciale en 1994 Tereza allait chercher de quoi manger avec ses amis jusqu’à Baracoa et dans la Sierra Maesta. Ce soir, elle me prépare de la langouste et c’est absolument délicieux. On mange ça toutes les deux avec des amis à elle. Il y a des chips de boniato de Sureya et un cocktail léger préparé par une cousine. On est au frais, on parle d’amour, de sexe, des hommes. Comme je n’ai pas d’amoureux, elles demandent si ça ne me manque pas et ma réponse les laisse bouches bées. Des ados jouent au foot dans les rues sales, la nuit tombe doucement, du haut d’une ruelle de la ville la mer se teinte de doré dans la baie, un peu comme à Lisbonne.
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(c) Eva Wissenz