Trinidad
C’est joli Trinidad, surtout après avoir passé la nuit à chasser les cucarachas ! En voyage, ils sont marrants les Français, ils ne parlent strictement aucune langue et râlent tout le temps. Dans les centres Etecsa on attend, longtemps, pour téléphoner. Les Cubains entrent, sortent, souvent juste pour le plaisir de regarder les téléphones.
Jus de gayaba, si doux, si bon, ah j’adore ça ! Pluie de matin, pluie de printemps, ce bruit lourd. Un beau manguier dans la cour. Est-ce que c’est moi cette femme que personne n’attend ? Que personne n’attache à la vie ? Tellement aimante, si mal aimée finalement des hommes ? Ces 20 ans de règles et toujours pas d’enfant – une telle douleur. Sans fonder famille quel intérêt de continuer ?
Elles se parlent en se criant des choses de toit en toit tout en étendant leur linge.
Le Cubain est très propre sur lui, bien mis, quand il marche dans la rue il connait tout le monde et derrière ses lunettes noires, claque des doigts, psitt, en permanence, jamais pressé, nonchalant, lent, patient, caressant, sans merci et 100 fois par jour touchant son pantalon. Un peu de calme en allant marcher dans les coins pourris de la ville. J’ai toujours bien aimé les coins pourris. Je n’aime pas le tourisme, il créé partout une beauté artificielle, une beauté présentable. Le travail avance bien. Et moi ?
Comment d’une gorge d’oiseau si minuscule peuvent sortir des trilles si puissantes ? Tout seul dans sa cage, il chante fort et haut tandis que les moineaux libres dans la cour, eux, se taisent. Je pense à ce merveilleux film, Bab Aziz, suivre ce que j’ai de plus précieux : ma plume. Je suis là, je vis de cette vie sans famille qui me semble plutôt vaine – je vis, je rencontre beaucoup de gens, toujours avec une telle joie mais à ma propre histoire je ne crois plus. Sur la terrasse, une famille de Malmö, en Suède, les parents et deux ados, très sympathiques, discutent gentiment.
La Canchanchara est un mojito au miel – un truc divin, très doux. Sinon pour le reste, on ne pille pas la glace, il n’y a pas de menthe. J’arrive à boire avec plaisir, sans plus chercher l’ivresse. Je comprends pourquoi l’alcool aide les Cubains à osciller calmement entre l’amour et la haine. Carlos habite une très belle maison coloniale, là première ici où je vois des livres ! Pleine de vieux meubles coloniaux, une jolie fontaine (cassée) dans le patio, des choses anciennes. Sa grand-mère, Gala, était parait-il très humaine, elle fit beaucoup pour « ses gens » (les Noirs) qui l’adoraient, une humaniste, très curieuse, toujours en train de lire, musicienne au piano et à la guitare. Sur la photo sépia elle a un visage doux et déterminé. Son mari était franc-maçon, les « grades » sont tous encadrés dans le salon avec lettrines et calligraphie. Près de la porte, une grande statue de sainte Marthe. Un mulâtre frappe à la porte. Il apporte une bougie et une fleur pour la sainte qu’il vient prier là, agenouillé dans le salon. La famille de Carlos, possédait quatorze maisons dans la ville. Lui est informaticien dans un service de la ville. Il a un visage de bandit, très fin, un peu carnassier, vérolé. Il porte son histoire comme une fine couche de poussière. Il voudrait voyager évidemment et avoir un endroit à lui.
Cienfuegos
Enfin une promenade au bord de la mer sur le petit Malecón, enfin je respire avec le soleil énorme qui se couche vite. Restaurant très chic du Club Nautique : nappes en tissu vert pistache, serveurs en tenues, photo bleues des plats à la carte. Une grosse table de Hollandais écarlates, que des hommes. Cuba est une île de cinéma. A la sortie, boucles d’oreilles et pupilles noires des jineteros les attendent. Disparition du soleil rouge dans les nuages de la grande baie de Cienfuegos. Enfin, un port : près de l’eau, je revis.
La première nuit sans aucun bruit c’est à Cienfuegos. Décidément calme, propre, sans chaos, sans sollicitation, presque sans touristes. Au café le matin le tôlier me dit que je dégage une très forte énergie de paix, très positive. Quel mystère alors que je me sente habitée par tant de combats. Reste que cela fait chaud au cœur. Comme partout, les gens croient que je vis là depuis longtemps... privilège des nomades de savoir se fondre dans le décor, se faire oublier. Sur la très belle place Marti, élégante avec des édifices colorés et surlignés de meringues, un bar tout en bois merveilleux, un ancien bar de marins comme je n’en n’avais jamais vu ailleurs que dans les récits de Mac Orlan.
Punta Gorda : langue de terre à la toute fin de la ville, de belles chambres à louer, à gauche le lever de soleil sur la Sierra de l’Escambray, à droite le couchant. Anna Graviel, chanteuse mexicaine à la voix rauque et sensuelle à plein volume dans cette avenue déserte.
Revolucíon es modestia, desinteres, altruismo, soledariedad y heroismo.
Couleur électrique du ciel saturé de gris juste avant la pluie. Il fait 8°C. Une petite fête ses 15 ans dans une somptueuse robe rose à crinoline, on la photographie dans tous les beaux endroits de la ville, l’hôtel Union, le Palais Della Valle... Jolie façon de célébrer l’adolescence. La concurrence est rude entre les hôteliers et l’arnaque à peu près incessante. Une très belle fleur mauve-lavande dégouline des treilles mais en séchant elle perd en couleur.
Dans une librairie je trouve un recueil de nouvelles cubaines et une traduction du Gattopardo où la curatrice, Wansa Garatti, évoque « el pesimismo existencial y voluptuoso » de l’auteur. Avec 16°C (8°C la nuit ! Que frio !) les gens sortent en doudounes. Un chien en tee-shirt se réchauffe – les chiens cubains sont affreux et les vieux sont si vieux, si maigres, si tannés. Chez Pedro, un Grec de Thessalonique n’en revient pas que je parle sa langue, me drague pour la forme et je partage un taxi avec un affreux couple de riches Canadiens. Je suis contente d’être de partout. Premières pages du Gattopardo en espagnol : c’est l’heure du rosaire, les fresques aux personnages mythologiques, souvenirs de ce livre magique, de mes cours, du film de Visconti. Je songe à l’embuscade des soldats dans la Sierra voisine regardant vers l’avenir de l’île, l’élan de toute révolution et ce qu’il en reste. Nous vivons la fin d’un monde.
Allez, au travail, il faut refaire mon sac : direction les parcs à touristes et les plages aménagées !
A Santa Clara, derrières des immeubles dégueulasses, sur une pelouse pourrie, dix gamins rangés par taille s’essaient au judo. Une espèce de balbuzard survole le bord des routes, pioche dans les champs de canne à sucre, se décortique une carcasse. A chaque arrêt, le gars regarde si un Cubain ne s’est pas embusqué dans notre bus.
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(c) Eva Wissenz