Si l’on se reporte une poignée de décennies en arrière, 60-70 ans, une petite vie à peine et que l’on se replace dans le hall de l’hôtel Lutétia à Paris, par exemple, où arrivèrent les survivants des camps, on se souvient que certain-es ne purent rien dire, d’autres tentèrent de raconter mais qu’il a fallu du temps pour les croire, n’est-ce pas ?
Vous avez tous entendu parler de ce que les psychologues appellent le déni, c’est-à-dire cette capacité propre à l’esprit humain d’ignorer des faits réels et d’agir comme si ça n’existait pas.
En 1933, une quarantaine de camps sont déjà en place. On frappe, torture et tue, les étrangers, les différents, les autres, tous les autres. Les camps sont encore petits, parfois de simples dépôts. Puis intervient Theodor Eicke, qui va organiser la chose, augmenter le rendement nécessaire à l’expansion nazie et perfectionner les camps réservés au départ aux bolcheviques et aux juifs, puis ouverts peu à peu toute personne soupçonnée d’opposition au régime. Comme par exemple la catégorie des "homosexuels" ou celle des "asociaux" dans laquelle rentrait le pauvre type arrivé en retard au boulot et dénoncé par un collègue jaloux. A deux heures de Paris, la terreur a été la réalité quotidienne de millions de gens.
Or, en se reportant à cette époque toute voisine sur la ligne du temps, à voir la relative lenteur des communications et le peu d’images disponibles instantanément alors, on peut comprendre qu’il ait pu être difficile à ceux et celles qui n’avaient pas été emprisonné-es de croire tout de suite aux récits des revenants. Mais peu à peu, à force de témoignages et d’images, cette atroce réalité de l’histoire collective européenne a pris corps. Aujourd’hui, quelle que soit notre sensibilité, nous savons que cette horreur a réellement existé.
Mais malgré les livres, les documentaires, les stèles, les discours, les films poignants, il semble que notre mémoire fonctionne mal. Sommes-nous en délit de déni ? Régnait dans cette sombre époque une violence exactement similaire à celle qui se développe actuellement en Grèce, avec le même fond de crise sociale. Il ne s’agit pas d’un lointain conflit comme on pourrait en citer tant. Il s’agit d’un des berceaux de notre histoire européenne, dans l’un des pays membre de l’Union Européenne.
Alors il va falloir se secouer les puces et vite et ailleurs que devant les écrans qui ne cessent de nous informer, nous saturent et finalement paralysent la plupart d’entre nous. En effet, n’importe qui peut cliquer n’importe où et voir presque en direct ce qui se passe, en Grèce, dans le monde, dans tout notre environnement, dans les abattoirs. Et alors ? Sommes-nous donc encore en délit de déni ? Oui.
Face à cela, et vu que l’esprit humain semble avoir bien du mal à aller aussi vite que la musique pour intégrer certaines informations essentielles, il faut faire plus que faire circuler des liens. Il faut faire circuler de la conscience autour de vous, de l’échange, du dialogue, plonger dans la mémoire récente, ne plus s’endormir et lever la tête, dire "non" à tout ce qui cautionne ce système de mort. Et ça en fait des "non" dans une journée, vous pouvez me croire ! Mais ça fait aussi un paquet de "oui" à des actions d’une réelle valeur qui mises bout à bout tous ensemble vont finir par changer les choses !
A lire d’urgence (à partir de 10 ans), un magnifique roman à sept plumes est paru en Belgique, On n’a rien vu venir, qui va dans ce sens.
Sept familles disent comment soudain, à l’élection du Parti de la liberté, l’inacceptable devient le "c’est comme ça". Une loi, une affiche, une règle, une langue qui s’installe, un gommage progressif des libertés et la mise en place d’une supériorité d’un groupe sur un autre. Disparaissent ainsi du paysage les handicapés, les homosexuels, les écolos, les différents, les autres, tous les autres... Le phénomènes est décrit par les sept auteures avec une légèreté, une fluidité, bref un style qui reste toujours à hauteur d’adolescence et rend du coup le propos d’autant plus fort.
Il n’y a pas d’âge pour s’engager et ce bouger. Christophe Léon est aussi un auteur précieux parce qu’il ne prend pas les jeunes pour des débiles et leur parle la langue de la responsabilité face à toutes les facettes de la crise actuelle. Voilà pourquoi ces livres doivent être entre toutes vos mains !
"Ceux qui jouent des coudes pour se faire une place dans l’attelage de l’histoire faite par les vainqueurs auront beau dire, il n’y a pas d’après-Auschwitz, nous sommes encore à Auschwitz, un Auschwitz qui recouvre la terre entière. Il se peut que malgré tout, nous parvenions à tenir l’horreur à distance, loin de nous : dans les banlieues, dans les territoires du tiers-monde, mais le génocide n’en reste pas moins ce qu’il est, ce qu’il est depuis toujours." Miguel Morey, in "deseo de ser piel roja", 1994, Anagrama ed. cité dans l’excellent documentaire de Xavier Montanyà, L’Or noir du Nigeria, qui éclaire un autre endroit du massacre en cours.