Avant de lire Saison Brune, la BD sur le changement climatique, je ne connaissais pas le travail de Philippe Squarzoni. Il a déjà écrit sur le Chiapas et le bilan des années Chirac, s’est rendu sur quelques lignes de front. Il a bien voulu répondre à mes questions.
>> Vous montrez très bien dans votre recherche de "comment raconter" que nous vivons dans une fiction sans queue-ni-tête où les grands mythes de notre imaginaire moderne (Céline, Proust, Scorsese..) ne nous sont d’aucun secours pour penser et résoudre ce moment. Depuis que vous avez fini, est-ce que vous avez trouvé des inspirations ?
C’est vrai que le thème du changement climatique ouvre beaucoup de questions, et notamment celle de la représentation. Il n’est pas évident, au premier abord, de savoir comment représenter, comment dire le changement climatique. Comment raconter une histoire, déjà initiée, mais qui n’a pas réellement commencée ? Comment dessiner le changement climatique ? Qu’est-ce qui le représente le mieux ? Une cheminée d’usine avec de la fumée qui s’en échappe, un ours blanc sur la banquise - comme c’est souvent le cas ? Ou bien une pub pour un 4X4 "écolo-responsable" ? Un voyage à New York ? Toute ces questions se sont posées à moi pendant que je travaillais à ce bouquin. Il y avait donc à la fois la nécessité d’élaborer une façon de dire ce bouleversement que nous avons enclenché, et parallèlement la volonté de déconstruire nos représentations ordinaires. C’est donc un projet qui relève aussi de l’iconoclastie. Il s’agit de quitter une histoire, faite de fiction, une fable où nos gestes sont sans conséquences, pour entrer dans une autre histoire, que Valéry appelait "le temps du monde fini". Alors Saison Brune interroge ces représentations, cherche à les bousculer un peu, et à proposer quelques pistes pour commencer à habiter l’histoire suivante. Mais je crois que ce monde à venir reste très difficile à se représenter...
>> Pourquoi n’avoir pas plus mis l’accent sur notre dépendance étroite aux pays pauvres - avec le nucléaire par exemple puisque une grande partie de ce combustile est importé ?
Il y a beaucoup de thèmes malheureusement que je n’ai pas pu traiter dans ce livre. Effectivement les rapports nord / sud auraient pu être encore plus développés. Mais j’en avais beaucoup parlé dans mes précédents albums. J’aurais voulu parler plus longuement aussi des marchés de quotas d’émissions, j’aurais voulu consacrer un passage à l’économie numérique "verte", aux négociations internationales... Autant de thèmes que j’ai du écarter, parce que j’avais le sentiment qu’au-delà d’une certaine masse critique, le livre aurait été moins bon. Et donc à un moment donné j’ai dû reculer, écarter des thématiques que je souhaitais aborder, me résoudre à ne pas faire apparaître des personnes que j’avais interviewées. Et ça n’était pas de gaieté de coeur. Mais bon, pour un livre qui affirme les vertus de la sobriété et de la modération, et qui fait pourtant déjà 500 pages, faire preuve d’un peu de retenue n’était pas incohérent.
>> Est-ce qu’il y a eu une discussion avec l’éditeur pour imprimer le livre sur du papier recyclé ? C’est étonnant que ce ne soit pas le cas.
Non, nous l’avons évoqué très brièvement si mes souvenirs sont bons, mais je ne suis complètement convaincus par ce procédé qui consiste à imprimer les livres qui parlent d’écologie sur du papier recyclé tout en continuant à publier tous les autres sur le papier habituel. Si mon éditeur m’avait dit "on change de papier pour tout le catalogue", alors oui, bien sûr. Mais sinon cela me semble relever d’une effet d’affichage plutôt hypocrite. Ainsi Calmann-Levy publie le livre de Nicolas Hulot, Le syndrôme du Titanic, sur du papier recyclé, pour affirmer la "cohérence avec son contenu", mais continue à utiliser le papier habituel pour tous ses autres livres. Il me semble pourtant que la "cohérence" aurait voulu que le changement soit généralisé. Alors bien sûr on peut me répondre qu’il y a la question de l’exemplarité, du modèle, et que montrer l’exemple est important. Je suis d’accord, mais dans une certaine mesure seulement. Parce que depuis le temps qu’on le répète, depuis le temps que le livres écolos sont publiés sur du papier recyclé pendant que le reste du monde poursuit sa course inchangée, si l’exemplarité devait être décisive, ça se saurait. Il me semble donc qu’il y a quelques vieilles lunes dont on peut relativiser l’importance, parce qu’elles ont prouvé leur inocuité. Non seulement elles ne portent pas atteinte au système tel qu’il est, mais peut-être même lui permettent-elles de perdurer mieux encore. Pour ma part je préfère affirmer les contradictions, insister sur l’incompatibilité colossale, fondamentale, entre nos modes de vie, nos envies, nos mentalités ... et les exigences climatiques.
>> En France, on ressent encore peu les effets de la crise écologique mais on voit déjà mieux ceux de la crise sociale. Il me semble qu’une des manières fortes de faire prendre conscience aux gens de ce qui se passe ce sont les questions de nourriture. Tout ce qui se passe avec la main-mise de l’agro-buisiness sur les semences, le brevetage des végétaux, etc. Est-ce que ce serait un prochain livre ?
Oui, je crois que c’est aussi une question qui peut toucher les gens. Ce qu’il y a dans votre assiette, c’est tout de même plus concret, et beaucoup plus immédiatement inquiétant, qu’un changement climatique, rapide à l’échelle de la Terre mais lent à l’échelle d’une vie humaine - et encore plus d’un quinquennat - et dont les effets vont s’affirmer dans 20, 30, 100 ans... Et puis pour ce qui est de la nourriture, dans une certaine mesure, les marges de manoeuvre individuelles semblent plus immédiates. Et chacun peut avoir le sentiment de pouvoir changer ce qu’il y a dans son assiette, à défaut de modifier la trajectoire globale. Mais pour répondre à votre question, je n’avais pas pensé à en faire un livre. Mon prochain album sera probablement un livre de fiction, parce que j’ai besoin d’une pause, et si je devais revenir à la bande dessinée politique, alors ce serait sans doute pour faire un livre sur la crise des subprimes et sa contagion aux dettes publiques.
>> Et ça vous est venu comment de devenir auteur de BD ? Qu’est-ce que vous aimez dans votre métier ?
J’imagine que, comme beaucoup d’auteurs, le fait d’avoir lu de la bande dessinée quand j’étais enfant à été très important. La lecture des albums de Franquin, Hermann, Cosey... a véritablement accompagné mon enfance. Mais surtout la découverte, plus tard, du travail de Alan Moore, Fabrice Neaud et Brian Michael Bendis, et l’extrême attention portée par ces auteurs à l’élaboration formelle de leurs albums, a été un déclencheur déterminant. Ensuite c’est un métier qui comporte plusieurs facettes, et selon votre tempérament créatif, ou bien l’album sur lequel vous travaillez, elles peuvent vous plaire diversement. Quand je fais des albums politiques, dans la lignée de Saison Brune, le moment qui m’intéresse le plus c’est celui du découpage. Enormément de choses se jouent dans cette phase-là, et le travail sur la narration, la mise en forme du livre est celui qui est pour moi le plus passionnant. Ensuite, pour ce type de livre, la phase du dessin est probablement la moins intéressante. Ca ne signifie pas que l’aspect graphique n’a pas d’importance dans ces albums - dans Saison Brune le dessin est même très travaillé - mais la démarche spécifique utilisée pour le dessin est assomante. Par contre je travaille en ce moment à un album de fiction, comme je vous le disais, et là le dessin est très différent et j’y prend vraiment plaisir.
Saison brune est paru chez Delcourt en 2012.
(c) de la photo Olivier Roller.