Et bien cela reste à voir ! D’un petit musée des Ramoneurs à une BD autobiographique racontant une enfance pauvre à la campagne...
Un jour que je me promenais dans les Alpes, sac au dos et fleur à l’oreille, dans un coin assez reculé des montagnes du côté des grands lacs italiens, une de ces vallées rudes qui semblent oubliées par l’industrialisation, j’arrivai dans un village aux maisons sévères, toits de bois, volets peints avec un cœur au milieu, balcons fleuris, bien rangées autour d’une petite place proprette. Pas un chat à l’heure de la sieste. Contente de pouvoir me reposer un moment, je n’avais pas vu noircir l’énorme masse des montagnes du Valle Vigezzo alentour et en, une seconde, un orage explosa, avec toute l’imprévisible violence de la nature : baoum, crac, vizzzzz... Je comprenais pourquoi les gens d’ici s’étaient construits des maisons si solides et pourquoi je n’avais vu personne en arrivant ! Pour m’abriter, je poussais une porte et tombais dans... le musée des Ramoneurs ! Pas franchement passionnée par les conduits de cheminée, je faisais volte face quand une gentille petite dame aux yeux doux m’invita à rester... Je me suis laissée faire et j’ai découvert là l’un des musées les plus émouvants que je connaisse dédié à l’histoire des plus pauvres du village, et plus particulièrement à leurs enfants. A notre époque saturée de mémoire qui célèbre les champions d’une certaine réussite sociale à longueur de temps, c’est assez rare pour être remarqué !
Dans les montagnes, chaque enfant était jadis une bouche de plus à nourrir dans des conditions climatiques très dures. Ainsi la misère, le froid, les récoltes insuffisantes, ont jeté sur les routes des centaines d’enfants. C’était ça ou rien ; ces enfants (dès 5-6 ans, comme le petit Akihiro dont je parlerai plus loin) partaient en bande sur les chemins pour rejoindre les villes plus riches et tenter de trouver à s’employer dans les maisons bourgeoises. Agiles et ignorant le vertige, les petits montagnards étaient réputés pour ramoner les cheminées bourgeoises à la perfection.
Pendant des siècles, le travail de ces enfants pauvres, quand ils n’étaient pas abandonnés, était une réalité bien visible en Europe. On vivait alors moins longtemps, l’enfance se terminait donc plus vite. Durant l’Antiquité, à 12 ans les fils apprenaient l’activité des pères tandis que les filles participaient à la vie domestique avant de se marier. On travaillait en famille, l’école étant réservée aux plus riches. Au Moyen Âge, les enfants commencèrent à travailler hors de leurs foyers : les garçons aux champs et les filles employées comme servantes dans les maisons. C’est alors qu’apparurent les contrats de louage ou de placement dans des corporations. Puis avec la révolution industrielle, les usines embauchaient à tour de bras et les fils d’ouvriers accompagnaient leurs pères pour gagner quelques sous en effectuant des tâches subalternes et souvent dangereuses. On trouvait alors des enfants dans les fabriques de coton du Nord de l’Angleterre, sur les docks et les ateliers textiles des États-Unis ou dans les filatures françaises (1).
C’est à cette époque que certains écrivains (mais pas beaucoup) ce sont préoccupés de dénoncer cette exploitation et ces conditions de vie. L’un d’entre eux Hector Malot, surnommé « Malot-la-Probité », a parlé des enfants abandonnées dans Sans Famille. Les Japonais avaient d’ailleurs fait une superbe adaptation des aventures du petit Rémi (Rittai Anime Ienaki Ko, 1982). Vendu à 8 ans pour trente francs à un musicien ambulant, Monsieur Vitalis, Rémi apprend la vie sur les chemins au milieu d’une troupe composée d’animaux : Jolicoeur, Capi, Zerbino et Dolce. Malot fut aussi l’ami de Jules Vallès, écrivain engagé dans la Commune de Paris et fondateur du journal « Le Cri du Peuple », obligé de s’exiler à Londres en raison de ses opinions. C’est grâce à Malot que le manuscrit Jacques Vingtras, qui devait devenir L’Enfant, récit autobiographique de l’enfance pauvre de Vallès, fut publié. Sur les enfants pauvres et ignominieusement exploités Victor Hugo a aussi laissé des vers rageurs dans les Contemplations ainsi que dans L’Homme qui rit et Les Misérables avec Gavroche.
Mais c’est Oliver Twist, imaginé par Charles Dickens, qui reste probablement le plus ancré dans ma mémoire. Publié sous forme de feuilleton mensuel entre février 1837 et avril 1839 dans une revue, Dickens raconte sans concession la vie difficile d’un jeune orphelin à Londres. On retrouvera plus tard les enfants pauvres et victimes de violence après-guerre dans le cinéma néo-réaliste italien (le petit Bruno du Voleur de Bicyclette de V. De Sica), et si le thème n’intéresse plus guère nos artistes européens il est revanche bien présent ailleurs comme, par exemple, dans le cinéma indien (avec Salaam Bombay de M. Nair, Palme d’or à Cannes en 1988) ou sud-américain (avec La Cité de Dieu de F. Mereilles et K. Lund, 2002, qui se passe à Rio) et même à Hollywood avec le tout récent Slumdog millionnaire.
Car depuis, la fin de la Seconde Guerre mondiale les choses ont changé dans nos pays prospères et paisibles. Si les enfants pauvres ne courent effectivement plus les rues, que les acquis sociaux de l’après-guerre les protègent encore (mais pour combien de temps ?), les enfants continuent à travailler chez nous comme ailleurs. Il y aurait actuellement 1 790 000 enfants pauvres en France (Chiffre UFE- union des familles, 2005) et en Grande-Bretagne, deux millions d’enfants travaillent régulièrement (et de plus en plus souvent selon le Trades Union Congress). On distingue le travail acceptable (quelques heures par jour tout en allant à l’école par exemple) du travail inacceptable (trafics en tous genre, travail forcé, etc.) qui concerne, lui, 350 millions d’enfants dans le monde dont la plupart vivent dans la rue (2). C’est évidemment dans des dizaines de pays pauvres que la misère et le travail des enfants sont une réalité nettement plus visible.
En 1959, la Déclaration des droits de l’enfant a formalisé ce que l’époque moderne a tout de même mis du temps à comprendre : oui, les enfants ont leur force mais sont socialement très fragiles et c’est aux états/adultes de veiller sur eux quand ils sont menacés. Paradoxe de notre époque : doublement fragilisés par leur jeune âge et par la pauvreté subie, ces enfants sont à la rue ou au travail alors que dans l’immense majorité du monde rural des centaines de milliers de villages se dépeuplent, faute d’enfants...
Après la guerre, le Japon n’était pas un pays riche et on imagine que la jeune mère du manga Une Sacrée Mamie ! ne dut pas être la seule à « placer » son petit à la campagne chez un parent. En surface, on pourrait croire que quitter sa famille, ses habitudes et les milles feux de la ville serait dramatique pour le jeune Akihiro. Mais c’est sans compter sur l’incroyable capacité d’adaptation des enfants et sur la merveilleuse alchimie qui s’opère parfois entre des enfants et des adultes. Ainsi, cette sacrée mamie subvient-elle vaille que vaille aux besoins de son petit-fils tout en préservant en lui la part de jeu et d’émerveillement, sa joie naturelle le protège de la mélancolie et le stimule à tirer fierté de leur pauvreté ! Alors c’est vrai, dans ce manga étonnant Akihiro ne peut pas s’acheter ce dont il rêve, il mange les légumes que la rivière charrie et dont personne ne veut et les factures ne sont pas toujours payées mais, accompagné par cette mamie, il trouve dans son amour une force cohérente et saine qui lui apprend autant à se débrouiller qu’à regarder les choses autrement. Une force qui se forge au jour le jour, dans cette liberté vis-à-vis du matériel à laquelle le dénuement oblige et dont bien des spiritualités se sont faites l’écho, de saint François à Siddharta pour ne citer qu’eux. Un sacré tandem que celui d’Akihiro et de sa mamie qui rappelle le duo de Charlot et du petit Jackie Coogan dans le Kid, sauf qu’ici la fiction repose sur une histoire vraie... Or, en ces temps de crises, les angoisses des parents sont celles des enfants – la pauvreté est une angoisse présente en chacun et qui sait si cette simple histoire ne pourrait nous rappeler qu’il y a bien des nuances à la misère.
Eva Cantavenera
décembre 2008
Sources :
(1) « Le travail des enfants, avec celui des femmes, a trois avantages pour les industriels. Il permet de faire pression à la baisse sur les salaires des ouvriers adultes masculins ; il permet de livrer la famille entière au travail ouvrier, ce qui accélère la rupture avec le monde rural traditionnel ; enfin il fournit une main-d’œuvre plus abondante, permettant d’utiliser les machines à plein rendement » J.-P. Rioux, La Révolution industrielle, Paris, 1989, pp. 174-175.
(2) Le nombre total exact d’enfants des rue est évidemment inconnu et les chiffres sont généralement communiqués par des associations de terrain. L’Unicef estime toutefois qu’il y en a plusieurs dizaines de millions dans le monde, cf. Live of State of the world children, 2006.
Sacrée mamie est une série japonaise de Yoshichi Shimada et Saburo Ishikawa éditée chez Delcourt/Akata. Le récit est inspiré de l’enfance de l’auteur dans le Japon de l’après-guerre.