... mais ils le façonnent singulièrement.
On a parlé de plus en plus de l’esclavage et l’esclavage un jour a été interdit. Ce sont bien des idées, et donc des mots, qui aboutirent à des lois, comme celle qui sanctionne chez nous le travail des enfants - sans empêcher qu’il continue ailleurs, certes.
J’ai commencé à comprendre le monde bien avant d’en faire l’expérience grâce aux fantastiques romans de Balzac, Hugo, Flaubert, Maupassant, Dickens et Tolstoï. Cette littérature était peut-être distrayante, sûrement, mais il me semble que c’était avant tout une littérature de voyants - d’hommes éperdus de justice et d’humanité, regardants leurs contemporains et tendant ce miroir extraordinaire du langage où se reflétaient pêle-mêle les grandeurs, les misères, les parents pauvres, les injustices, les folies, les vanités de ce monde d’où parfois ils faisaient surgir des anges sauvages, comme Jean Valjean, mon héros de toujours.
Aujourd’hui la littérature se joue entre voyeurs et spectateurs. Elle n’éclaire ni ne forme, n’accuse et n’humanise plus. Ou si peu. Elle raconte bien et beaucoup, elle témoigne aussi. Donne-t-elle encore des forces pour tenir face à ce qui se tient devant nous ?
Je ne me souviens plus exactement de ce qu’on disait de ma génération, nous qui cumulions les premiers taux de chômages effarants, le sida et une certaine passivité que nous reprochaient nos aînés. Une génération perdue peut-être ? Et sûrement pas, ni celle-là ni aucune. Puisque les fils lancés par la génération hippie, ces fils de liberté, d’humanité respectée, de générosité, ces fils disparus un temps mais jamais complètement, ces fils nous les retrouvons en pelote maintenant : des Indignados aux Anonymous en passant par toute la nébuleuse informatique du "libre" et la multiplication de désobéissants sans parler des Colibris et des marcheurs bien déterminés.
Il y a ces mots bavards qu’on écrit pour remplir, tromper l’ennui, gagner sa vie, distraire et puis il y a les mots du sang qu’on ne peut pas faire autrement. La révolution non-violente de Martin Luther King est un texte de la trempe de Hugo, Balzac ou Flaubert. C’était le récit d’un combat dans les années 1960. Il y eût d’abord quelques révoltes isolées dans les plantations et les domaines du Sud et un siècle plus tard c’était une vague qui déboulonna la ségrégation américaine. C’est un récit du combat de maintenant. De ces mots qui vous donnent envie de changer le monde même si les mots ne changent pas tout à fait le monde et que seule la recherche de la vérité le peut - ce que Gandhi a appelé la Satyagraha.