Avertissement : ce texte est long - ce n’est pas mon habitude ici. Vous en avez pour une dizaine de minutes, moi, cela m’a pris quelques insomnies...
Comme on sait - ou pas - je me démène comme une belle diablesse pour attirer un peu d’attention et de soutiens sur les sujets qui m’occupent (et pas que moi d’ailleurs) et en ce moment plus particulièrement sur les semences et la campagne de Ceux qui sèment - Graines de résistance.
Dans la journée, Sylvia Davatz, une merveilleuse gardienne de semences dont Janisse Ray parle dans son livre, avait spontanément apporté son écot à la campagne et cela m’avait tellement touchée que je n’avais pas trouvé les mots pour le lui dire.
Comme chacun-e peut l’imaginer sans mal, une campagne de ce genre est faite de hauts et de bas. L’autre nuit que j’en étais encore à me demander pourquoi il fallait déployer encore tant d’efforts pour convaincre les gens de choses tellement évidentes et que je connaissais les réponses bien sûr, l’autre nuit donc, je repris donc en main le livre si inspirant de Janisse que j’aimerais pouvoir faire traduire et éditer en français...
Janisse y raconte la terrifiante histoire de Mr & Mme Schmeiser dont le champ de colza bio depuis 50 ans se trouve contaminé par des OGM apportés par le vent (?). Un jour, Monsanto accuse le couple d’avoir volé ses graines OGM et d’utiliser sans droit les semences génétiquement modifiées et donc brevetées appartenant à ladite société. Les voici traînés au tribunal, sommés de payer les dividendes, la récolte ruinée. A lui et sa femme, il a fallu 6 ans de procédure, 400 000 $US et l’hypothèque de leur ferme. Ce n’est pas le seul. C’est diabolique et c’est vrai (là). Comme si on venait vous dire que l’air que vous venez de respirer ne vous appartient pas.
J’ai passé ce chapitre parce que j’avais besoin de me ressourcer et je me suis plongée dans celui où Janisse trouve "sa" ferme, Red Earth, et ça m’a fait rêvé, ça m’a rappelé des jardins, et ça m’a fait réfléchir aussi.
Qu’est-ce qui freine donc tant la pollinisation de toutes ces idées qui concernent la survie de notre espèce et de tant d’autres ? Qu’est-ce qui freine donc tant le "changement de paradigme" dont parle Patrick Viveret, ancien conseiller à la Cour des Comptes ?
Beaucoup y réfléchissent, analysent et décortiquent (comme la très complète lettre de Nature Humaine). En résumé, ce qui freine c’est très simple, c’est la même chose que dans nos vies : paresse, dispersion, excès de doutes, manque de temps, résistance intérieure, conformisme, impatience, envahissement émotionnel. Je crois que je n’oublie rien.
Au niveau individuel, intégrer le changement de paradigme n’est pas facile et quand nous nous tournons vers des structures ça coince souvent. Car, me direz-vous, il y en a des gens qui s’occupent de l’environnement, des droits humains, de la dé-corruption, etc. Certes.
Mais le problème majeur, celui qui fait que la mouvance alternative n’est pas (encore) la vague qu’elle devrait être, réside dans un manque d’imagination tragique où énormément de bonnes intentions se perdent en cours de route dans des formes de résistance qui se résument à être l’opposé de ce contre quoi elles luttent sans rien créer de nouveau.
Exemple, l’aide humanitaire qui pose depuis 50 ans de petits pansements sur des plaies qui ne cessent d’enfler et de suppurer.
Et c’est tragique parce que c’est une hémorragie de ressources humaines, matérielles, économiques, un flot de gâchis de talents de gens sincères où l’on se retrouve avec des méga ONG qui fonctionnent comme des trusts (je vous renvoie à l’enquête "Qui a tué l’écologie ?") et des associations exceptionnelles qui sont débordées et prises à la gorge par les systèmes de taxes, subventions, normes, etc.
Alors revenons-en à l’échelle individuelle. Chacun se connaît et peut avoir confiance en soi (enfin j’espère).
Qu’est-ce donc qui va vous mettre en route une fois pour toutes là où vous êtes ?
L’indignation judicieusement pointée par Mr Hessel ? Pourquoi pas ? Mais cela peut être aussi un sentiment d’absurdité face à l’hyper-consumérisme ou une bonne vieille dépression quand on n’en peut plus de subir la malveillance de toute une partie du système ou encore un dégoût profond du gaspillage comme le garçon surfeur de SuperTrash.
Un sursaut... une réaction... aller un peu plus loin que juste manger bio... oui mais où, quoi, comment ? Réfléchir et se documenter, c’est une étape, elle peut être longue mais elle est importante. Et puis, avec toute la récolte, faire le tri, examiner, forger sa propre conviction, sans parti, sans rien d’autre que la justesse de cette conviction. Sentir à quel point nous sommes dans un désamour de nous-mêmes (et donc des autres), à quel point la culture de la mise à distance nous contamine, et là, prendre son souffle, oser, faire un pas de côté, sortir du cadre, enfiiiiiin.
Et là vous cessez d’avoir peur parce que maintenant vous savez que d’autres l’ont fait.
Par exemple, l’économiste Schumacher avec Small is beautiful qui révolutionna les cerveaux en son temps ; l’équipe du Barefoot collège en Inde qui remet les vagabonds et les grands-mères à leur juste place dans la transmission ; Starhawk la sorcière qui fait vibrer son tambour dans les oppositions non-violentes, à Gênes, devant des centrales nucléaires, partout ; Maria Lai, ci-dessous, en Sardaigne qui avait réussi à réconcilier les haines villageoises par l’art.
Par exemple, les jardiniers de Kokopelli de partout, Vandana Shiva et son réseau Navdanya, Deepika et Bernard au Peeble garden et tous les "seeds savers" de la planète ; la maman russe Evgenia Chirikova qui a permis de sauver la forêt de Khimki, d’un chantier d’autoroute censé tout déboiser ou encore Christine Jean qui fit lâcher le plan dément d’aménagement de la Loire qui signifiait la mort du fleuve.
Par exemple, ces quatre maires de villages alternatifs en France (dites-moi s’il y en a plus ?) : André Aschieri à Mouans-Sartoux, Edouard Chaulet à Barjac, Hervé Ozil à Lagorce et Jacques Olivier au Thor ; ce petit Suédois de 9 ans qui, après avoir découvert la déforestation en Amérique du Sud en cours décida de faire quelque chose, commençant par vendre des gâteaux pour acheter un hectare de forêt, et finit, avec le soutien de sa prof, par acheter 25 000 hectares ; nos copains les Vagabonds de l’Energie qui sont partis finir leurs études en tour du monde sur le terrain de l’énergie ; Jade Beall dont le merveilleux travail de photographe encense nos corps de femmes sous toutes nos formes ; Haidar El Ali bien sûr, ancien plongeur, sauveteur face à qui Superman peut aller se cacher et aujourd’hui ministre au Sénégal... et tellement d’autres !
Par exemple, mon amie Sylvie en Limousin que vous ne connaissez pas mais qui à elle seule vous remonte une armée en deux temps trois mouvements.
Par exemple, Sofia Gatica, que vous ne connaissez pas non plus et qui m’empêche de dormir.
Je lisais donc cette nuit-là les pages lumineuses de Janisse sur le potager de Red Earth, je pensais à tout cela et je n’arrivais pas à m’endormir parce que je pensais à Sylvie et à Sofia Gatica. Au départ, ce sont des mamans. Et elles mangent les fruits et légumes de leurs jardins. L’une en France, l’autre en Argentine. Ni l’une ni l’autre ne font de différence entre culture, cultures et agriculture. C’est pareil, il n’y a pas supériorité. Elles mettent peut-être du temps à voir, comme vous, comme tout le monde, c’est humain, mais quand elles voient, elles marchent et rien ne les arrêtent.
Sylvie, tellement tout le contraire d’un personnage public, une maman chat, gâteau bio et enfants beaux, déterminée et engagée ferme dans la course aux municipales de 2014 dans son village du Limousin parce qu’il y en a marre de voir les paysans vendre leurs âmes à l’agro-business, détruire tout le bocage (ce qu’il en reste) sur des méga-tracteurs, balancer des saloperies sans penser... et je m’arrête là sinon je vais me perdre et c’est déjà long, je sais.
Sofia Gatica, que je n’ai jamais rencontrée mais dont je parie qu’elle est aussi une maman chat, dans son coin d’Argentine où elle habite à deux pas des champs de soja transgénique et des épandages de pesticides de Monsanto qui jurait aux habitants que tout cela était sans danger. Sofia perdant un premier enfant trois jours après sa naissance et puis un autre plus tard soudain paralysé. Qui ne s’enferme pas dans le chagrin. Elle pourrait. Qui ne commence pas une psychanalyse à 200€ les 20 min. Elle n’a pas les moyens. Qui enquête dans son quartier, recense les décès, les maladies, les malformations de plus en plus nombreuses et qui fait une carte avec des gommettes, pas à pas avec les mères de sa communauté d’Ituzaingó Anexo démontre l’évidence : certains composants de pesticides sont hautement toxiques. Son histoire est là, filmée par Marie-Monique Robin. L’autre jour, un sbire lui a pointé un gun sur la tête, plus tard elle s’est faite tabasser et ça m’empêche de dormir.
Alors quoi ? Des mamans, des vagabonds, des maires, des jardiniers...
C’est quand même pas bien effrayant, si ?
Tous ces gens (et des milliers d’autres, renseignez-vous) n’ont rien à voir avec ce que notre culture identifie comme des gens puissants, n’est-ce pas ? Et pourtant, ils et elles ont la puissance de penser différemment et le courage d’agir en suivant leur intégrité morale, éthique, humaine. Sans parti, sans religion, sans école, sans "éducation" même.
Quelques-uns vus de loin ne représentent pas une grande menace.
Quelques-unes contre les iniquités du système ce n’est rien.
Des grains de sable — il en faut et comme nous avons parfaitement intégré la leçon que "nous ne pouvons rien changer que voulez-vous ma brave dame c’est comme ça", nous disons "bravo", nous "lickons" sur Facebook et... nous cultivons l’impuissance.
Sauf qu’en réalité, ils et elles, les parents réveillés, les jardiniers, les rebouteux, les indignés, les tous ce que vous voudrez sont nombreux.
Très.
Que faut-il pour vous les rendre visibles ?
Que vous acceptiez de les regarder.
Que vous sentiez que vous en faites partie.
Pensez à ce que l’humanité a traversé depuis qu’elle est sur terre.
Hmmmm ? Tout de même, de la Préhistoire à la chute de Rome en passant par l’empire de Soundiata Keita et les camps, ça fait un paquet, non ?
Combien de générations nous séparent des Romains ? 21 siècles ? 3 générations par siècle environ, soit 63 personnes en file indienne.
Eh oui, c’est court.
Je suis certaine que nous pouvons résister à beaucoup de destructions mais certainement pas à celle de nos sources de vie (air, eau, nourriture).
Et que nous sommes assez nombreux pour renverser toutes les puissances mortifères à l’œuvre.
Mais cette nouvelle vision ne peut se créer que si nous sortons de notre fascination envers ce que G. Debord appelait "La société du spectacle", si nous regardons ailleurs, là où vivent ces résistant-es pionniers et créatifs, là où se tient la vie, dans toute sa splendeur, sa chaleur et sa puissance.
Alors nous créerons un avenir enraciné dans une expérience vraie de ce que c’est qu’être humain-es. Je nous le souhaite.