« Quand un Occidental pense contre les siens, on le désigne comme intellectuel universel.
Quand un intellectuel du Sud pense contre l’Occident, il se proclame décolonisateur.
Quand un intellectuel du Sud pense contre soi, contre les siens, c’est un traître.
Suis-je un traître ?
Contre ceux qui soutiennent que Dieu est leur ancêtre et ceux qui jurent que leurs ancêtres sont des dieux, je choisis d’honorer nos enfants.
Contre ceux qui croient qu’un pays ce sont seulement des racines, je choisis d’en défendre les récoltes.
Contre ceux qui supposent qu’un seul livre suffit à expliquer le monde, je choisis mille livres pour donner au monde le dernier mot.
A ceux qui croient qu’une langue est faite pour s’emmurer dans la gloire, j’oppose mes trois langues comme autant de fenêtres.
A ceux qui considèrent la femme comme le moitié de l’homme je demande : comment engendrer des peuples heureux si les femmes vivent malheureuses ?
Comment espérer marcher sur la Lune avec une seule jambe ?
A ceux qui veulent me dicter leurs mots, je réponds : "Celui qui ne meurt pas à ma place ne peux pas vivre à ma place."
A ceux qui croient que refaire la guerre c’est refaire sa vie, je réponds que les morts sont morts pour que nous vivions mille vies.
Refaire la guerre, c’est les tuer deux fois.
A ceux qui clament que libérer les uns, c’est haïr les autres, ce sont de faux libérateurs.
Je choisis de m’en libérer et m’indigner de toutes les morts, plutôt que d’en faire ma monnaie ou mon excuse.
De toutes les croyances, j’opte pour le point d’interrogation.
Suis-je donc un traître ? Peut-être, mais je lis les livres d’histoire et ces livres nous rappellent que tous les héros ont trahi l’immobilité, tous les prophètes ont trahi leur époque et un désert, tous les éclaireurs doivent trahir la nuit.
Tous les hommes ont dû trahir la peur. Tous les fleuves trahissent leur source.
Traduire c’est trahir dit le proverbe.
Je crois au contraire que trahir c’est traduire.
Trahir permet de révéler, éclaircir, oser, aimer, et chérir dans le secret.
Trahir, c’est s’aventurer au cœur du lendemain. »
Kamel Daoud, texte lu à La Grande Librairie