Oui, partir, c’est mourir un peu. C’est cette danse entre l’acceptation et le refus à laquelle nous sommes tous conviés
Et comme le disait si bien Marguerite Yourcenar, “Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître.”
Ces derniers temps, j’ai beaucoup réfléchis à la mort et à ce verbe qu’on lui accole, "partir".
C’est un rapprochement qui m’a beaucoup travaillée quand je voyageais seule et sur lequel j’avais écris quelques textes remarqués dans des revues de voyageurs. J’y avais consacré un roman aussi tant notre essence de voyageurs de passage m’interpelle.
Je suis saisie depuis quelques mois par la densité de la destruction du vivant en cours. Je le suis depuis des années mais là, il me semble qu’un virage s’amorce. Je ne sais pas encore bien le dire mais ça va venir.
Dans le vivant, je nous inclus nous, les humains, et la masse de croyances, d’illusions, et de peurs qu’il nous faut quitter pour avancer en apprenant à incarner nos valeurs dans la cohérence alors que tout semble d’effondrer. Cette phrase prend 10 secondes à s’écrire et une vie à se vivre, n’est-ce pas ?
Et puis, une amie très chère, une vieille dame, est partie récemment, et comme je suis moi-même partie il y a bien longtemps, je n’ai pas pu l’accompagner dans son dernier départ.
C’était une femme de Marseille. Nous avons beaucoup partagé. Ce fut vraiment une très belle amitié de quelques années avant que la distance ne distende ce lien, en apparence du moins. Nous avons écris un livre toutes les deux. J’ai beaucoup aimé cette femme et j’espère que les bougies et les prières demandées à Saint-Victor lui parviennent. J’ai aussi beaucoup pensé à une autre amie voyageuse qui rêve, elle, de partir depuis si longtemps, que la vie oblige à se défaire d’un lieu fabuleux, et qui regarde l’horizon avec espoir, douce, si douce face aux adversités. Ainsi qu’à cette autre amie qui va bientôt devoir revenir vers un lieu de partance, se demandant quel nouveau départ il recèle pour elle.
C’est un art puissant de s’autoriser à partir, dans tous les sens du terme, comme de savoir laisser partir ce qui nous quitte, et de reprendre quelque chose de notre liberté originelle en le faisant.
Je suis tombée sur un texte inédit de François Sureau qu’il a lu à la Grande Librairie récemment. Il est tellement fort ce texte que j’ai eu besoin de recopier, comme si je pouvais le partager encore une fois avec cette amie partie pour toujours. Elle l’aurait aimé. Elle aurait pleuré. Et nous aurions ri ensemble encore une fois de la puissance de la littérature et de la sincérité, de la discipline que la lucidité exige, de la morale et de l’éthique comme garde-fous dans les tempêtes du monde.
"Je voudrais simplement vous chanter la louange des départs.
Partir, c’est enfin admettre que nous n’étions pas tout à fait là où nous étions avant de nous en aller.
C’est vrai de Rimbaud au bord de la Meuse, c’est vrai de Hugo avant Guernesey.
C’est se mettre enfin en règle avec le mystère du monde, celui que nous sentons si fort quand nous pensons qu’il existe un endroit, ailleurs, dans cette vie ou dans l’autre, pour se réconcilier avec soi-même et avec les autres.
Un endroit où la joie et la douleur, le deuil et l’amour, échappent à l’arbitraire du hasard.
Un endroit où ce qui nous divise cesse, comme disait André Breton, d’être perçu contradictoirement.
Un endroit où ni le souvenir du passé, ni la crainte ou le désir de l’avenir ne nous empêchent plus de voir le présent pour ce qu’il est : une oasis heureuse dans le désert du temps.
Et je ne parle pas de tourisme coûteux et polluant, on ne va pas moins loin en explorant le gouffre de Padirac, en visitant le Palais du Facteur Cheval, en séjournant à Saint-Cirq, cette rose impossible dans la nuit.
Partir, c’est retrouver l’enfance autrement que par nostalgie. mais parce qu’elle nous a donné l’occasion d’éprouver la réalité du monde en dehors des séductions de l’illusion.
Jetés hors de l’enfance, nous sommes entrés dans un exil qu’il nous faut habiter.
Ce voyage est le nôtre et il n’y en n’a pas d’autre.
Pour l’accomplir, nous avons besoin à la fois des puissances de l’acceptation et de celles du refus.
Accepter de devenir nous-même, refuser ce qui nous assigne à résidence, que celle-ci soit ethnique, religieuse ou nationale.
Je continue d’espérer qu’à la fin nous trouverons le paradis, qui est moins le pays d’où l’on vient que celui où l’on va.
Un auteur oublié du Moyen-Âge, Hugues de Saint-Victor, a écrit ces phrases si belles que je vous laisse avec bonheur ce soir : "Il est heureux, celui pour lequel la patrie est douce. Courageux, celui pour lequel tout sol est une patrie. Parfait, celui pour lequel le monde entier est un exil."
Tableau de Bato Dugarzhapov