Première lettre de Xilef à Shetland
Sicile, 7 juin 2344.
Je viens de me baigner dans l’Etna ! O mon cher Shetland, quelle heure délicieuse j’ai passée à sillonner à la nage ce beau lac frais, calme et pur ! Son bassin est immense, mais sa forme circulaire et l’escarpement de ses bords en rendent la surface sonore au point que ma voix parvenait sans peine du centre aux parties du rivage les plus éloignées. Je m’en suis aperçu en entendant applaudir des dames siciliennes qui se promenaient en ballon à plus d’une demi-lieue de l’endroit où je m’ébattais comme un dauphin en gaîté. Je venais de chanter en nageant une mélodie que j’ai composée ce matin même sur un poème en vieux français de Lamartine, que l’aspect des lieux où je suis m’a remis en mémoire.
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Eh bien, croirais-tu que ces lieux jadis si terrible, aujourd’hui si ravissants, sont presque déserts ! Les Italiens les connaissent à peine ! On n’en parle nulle part ; les préoccupations mercantiles sont si fortes parmi les habitants de ce beau pays, qu’ils ne s’intéressent plus aux magnifiques spectacles de la nature qu’en raison des rapports qu’ils peuvent apercevoir entre eux et les questions industrielles dont ils sont agités jour et nuit.
Voilà pourquoi l’Etna n’est pour les Italiens qu’un grand trou rempli d’eau dormante, et qui ne peut servir à rien. D’un bout à l’autre de cette terre naguère si riche en poètes, en peintres, en musiciens, qui fut après la Grèce le second grand temple de l’art, où le peuple lui-même en avait le sentiment, où les artistes éminents étaient honorés presque autant qu’ils le sont aujourd’hui dans le nord de l’Europe, dans toute l’Italie enfin, on ne voit qu’usines, ateliers, métiers, marchés, magasins, ouvriers de tout sexe et tout âge, brûlés par la soif de l’or et par la fièvre d’avarice, flots pressés de marchands, de spéculateurs ; du haut en bas de l’échelle sociale on n’entend retentir que le bruit de l’argent ; on ne parle que laines et cotons, machines, denrées coloniales ; sur les places publiques sont en permanence des hommes armés de longues-vues, de télescopes, pour guetter l’arrivée des pigeons-voyageurs ou des navires aériens.
La France, ce pays de l’indifférence et de la raillerie, est la terre des arts, si on la compare à l’Italie moderne. Et c’est là que notre ministre des chœurs à eu l’idée de m’envoyer trouver des chanteurs ! Éternité des préjugés !
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En conséquence de ce mépris profond des Italiens pour la musique, ils n’ont plus de compositeurs, et les noms des grands maîtres, de 1800 à 1820 par exemple, ne sont connus que d’un très petit nombre de savants. Ils ont donné la dénomination assez plaisante d’operatori (opérateurs, ouvriers, auteurs) aux pauvres diables qui, pour quelques pièces d’argent, vont compiler, dans les bibliothèques, les airs, duos, chœurs et morceaux d’ensemble de tous les maîtres, de tous les temps, analogues ou non aux situations, au caractère des personnages et aux paroles, qu’ils assemblent au moyen de soudures grossièrement faites pour former la musique des opéras. Ces gens-là sont leurs compositeurs, ils n’en n’ont plus d’autres.
Extrait de Euphonia ou la ville musicale, d’Hector Berlioz, texte paru en 1844 et republié en 1992 à Toulouse à la Petite Bibliothèque Ombres.